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L�Odyss�e
du � Victor-Eug�ne � Les
maux de la faim Le 23 novembre 1893, au matin, le pilote Constant Claverit du port des Sables d�Olonne aper�ut un trois-m�ts go�lette qui se trouvait en vue de terre. Aucun navire de commerce n��tait attendu ce jour. Avec son sloop � A la Volont� de Dieu �, il se porta n�anmoins � sa rencontre. A son approche, il constata, intrigu�, qu�un nombre inusit� de personnes se trouvait � bord. Il prit voix avec le capitaine qui lui demanda de le conduire en rade, la mar�e n��tant pas favorable pour entrer au port. Le pilote Claverit apprit que le trois-m�ts, qu�il venait d�amariner, �tait le � Victor-Eug�ne �, du port de Granville, jaugeant 206 tonneaux (il s�agit sans doute de la jauge nette, dite jauge officielle, ce qui sugg�re un navire de 35/38 m�tres environ), capitaine Cadiou, de Cancale. Claverit se fit conter ce que l�on peut appeler l�odyss�e du � Victor Eug�ne � : il avait appareill� le 20 octobre au soir de Saint-Pierre et Miquelon avec un chargement d�huile de foies de morues et de morues, ayant 25 hommes d��quipage et 208 passagers. Oui, c�est bien 208 ! La destination �tait Saint-Malo pour d�barquer les passagers, lesquels �taient des marins qui avaient fait la campagne de p�che (*) sur les go�lettes Saint-Pierraises et qui, saison termin�e, rentraient chez eux. Le navire devant rallier ensuite Granville son port d�attache. Le trois-m�ts qui comptait 34 jours de mer, �tait donc compl�tement d�pal� de sa route quand il fut rencontr� par le pilote sablais. Il faut dire qu�il avait fait une furie de temps presque sans interruption pendant un mois, � temp�te qui, de l�avis des marins, avait d�pass� en horreur ce qu�on a vu depuis bien longtemps �, rapporte un chroniqueur de l��poque. Cette travers�e, bien que fort longue pour un retour en Europe, n��tait cependant pas exceptionnelle par sa dur�e (on a vu des voyages de plus de 50 jours). Le capitaine Cadiou confia au pilote vend�en qu�il escomptait une travers�e plus rapide et, que de ce fait, il manquait de vivres. Telle �tait la raison de son escale aux Sables : s�approvisionner et r�parer ses avaries car il avait �t� fort malmen� dans le continuel gros temps. Heureusement, racontait le sieur Cadiou, ils avaient rencontr� � la mer, � l�approche du golfe de Gascogne, un steamer norv�gien, le � Sxudall �, capitaine Jourland, parlant fran�ais, qui, pris de piti�, lui avait remis toutes ses vivres de r�serve. Les hommes n�avaient alors, pour ration journali�re, qu�un biscuit et une chopine d�eau� On imagine l�inconfort de la situation � c�est un euph�misme � de ces hommes, qui bien qu�accoutum�s � des conditions de vie spartiate, ne devaient quand m�me pas �tre tr�s � l�aise, entass�s de la sorte et n�ayant presque rien � boire et � manger. Toutefois, il peut �tre pens�, que d�aucuns avaient pris leurs pr�cautions et se remontaient le moral de temps � autre avec un boujaron d�eau de vie� Toujours est-il que ces hommes-l� �taient heureux de revoir le sol de France : � Il fallait voir le contentement de tous ses pauvres marins quand le navire mouilla en rade � 10 heures le matin. Tous voulaient aller � terre pour se r�conforter � rapporte un journaliste de � l�Etoile de la Vend�e �.
Un peu plus tard, la chaloupe � Estimable �, patron Cr�pill�re
amena 180 passagers � terre ; le sloop � A la Volont� de Dieu �
prenant les autres, alors qu�� la pleine mer du lendemain matin, � 2 h 30,
le trois-m�t goelette �tait conduit par Claverit dans le bassin � flot. Rassasi�s, les passagers avaient pu raconter leur lamentable voyage. Le capitaine Cadiou n�avait pas racont� l�exacte v�rit� au pilote sablais ou, du moins, il n�avait pas tout dit. Le � Victor-Eug�ne � avait appareill�, de nuit, � 11h30 du soir, le 20 octobre, subrepticement, pour �chapper � une visite de partance qu�il devait passer le lendemain matin � 8 heures, visite qui causait �videmment de grandes craintes au capitaine. Et ce n�est pas 208 passagers qui auraient d� se trouver sur le navire mais 223, car 15 de ces hommes, par la pr�cipitation du capitaine, avaient �t� � oubli�s � en ville, occup�s, si l�on peut dire, � leurs derni�res d�votions, entendez par-l� qu�ils avaient �t� retenus par leurs penchants dans quelque cabaret ou accueillante maison. Mais point besoin d�expliquer tout cela � des marins !
Ces malheureux marins-passagers avaient �t� mis � la portion congrue d�s
le d�part : 92 grammes (*) de biscuit et un litre d�eau par homme et par
jour ! Voil� pour le restaurant quant � l�h�tel� Le couchage �tait
constitu� d�un peu de paille� Il est dit que le Commissaire de l�Inscription Maritime (*), �mu devant de semblables mis�res, fit imm�diatement des d�marches pour procurer des secours provisoires � ces malheureux (propos de journalistes). En fait, je ne sais pas s�il en a vraiment �t� ainsi, je veux dire si ledit commissaire a �t� si �mu que cela, car dans sa correspondance (� sa hi�rarchie), il ne fait aucunement mention de cette affaire� Il semblerait que se soit un grand nombre de personnes charitables qui aient consenti � faire des avances gratuites sur les billets de change d�livr�s par les armateurs � Saint-Pierre, ce qui a permis � beaucoup d�entre eux de rassurer d�abord leurs familles qui se trouvaient dans la plus grande inqui�tude sur leur sort et de prendre la voie ferr�e pour se rapatrier. Mais il semble que d�aucuns soient rentr�s chez eux pedibus cum jambis !� Dixit un journaliste : � La brave population sablaise a montr� une fois de plus ses sentiments de solidarit� en pr�sence de semblables mis�res. ( Ah, ces Sablais ! on en attendait pas moins). Et ce chroniqueur d�ajouter : � Serait-il permis de dire � M.M. les armateurs qu�apporter un peu plus de soins pour le rapatriement de ces braves marins serait faire acte d�humanit� ? �. Nda : Eh bien ! s�il faut demander de l�humanit� � des armateurs o� va-t-on ? ! (surtout en ce temps l�)
Les
maux de la faim
La lamentable affaire du � Victor-Eug�ne � s��tait, somme toute, bien termin�e, il n�en sera pas de m�me pour l��quipage de ce navire malouin dont je conte succinctement l�histoire : Le brick-go�lette � Vaillant �, de 98 tonneaux, �tait parti de Saint-Malo, � la fin du mois de mars 1897, � destination de Saint-Pierre et Miquelon pour d�barquer ses passagers avant d�aller banquer. Dans la nuit du 12 au 13 avril, par L 46� 51� N et G 46�55� W, il aborde un iceberg. Il faisait alors route � 7, 5 n�uds et, le brick, son �trave entrouverte, sombre rapidement. Avant que leur bateau ne s�en aille par le fond, les 23 hommes d��quipage et les 47 marins passagers (*) avaient eu juste le temps de se jeter pr�cipitamment dans les embarcations sans pouvoir y embarquer de vivres et de quelconques protections contre la mer et le froid. Deux de ces embarcations seulement seront recueillies plus d�une semaine apr�s le naufrage. Dans l�une, quatre survivants ext�nu�s, � bout de forces, avaient vu expirer successivement 17 de leurs camarades et n�avaient sauv� leur propre vie qu�en mangeant le chien du bord qui les avait suivis. Dans la deuxi�me baleini�re, fut trouv� quatre hommes en vie, mais dans un �tat lamentable, sur les sept qui y avaient pris place. Ces quatre morts-vivants gisaient pr�s des cadavres de leurs infortun�s compagnons. Par la suite, ces malheureux cont�rent aux sauveteurs, qu�affol�s, r�duits � la derni�re extr�mit� et pouss�s par l�instinct de conservation, ils d�cid�rent, d�un commun accord de d�couper des lambeaux de chair dans le cadavre de celui qui avait succomb� le dernier et d�apaiser ainsi leur faim.
Le lendemain, rendus fous par tant de souffrances physiques et morales,
ils eurent le courage inou� d�ouvrir la poitrine du cadavre et d�y chercher
pr�s du c�ur quelques gouttes de
sang pour s�en abreuver�
En mars de cette m�me ann�e 1897, dans la nuit du 15 au 16, par gros
temps, la go�lette � Violette �,
de Paimpol, 24 hommes d��quipage, s��tait perdu corps et biens en faisant
route sur les bancs d�Islande. Au moins, ces hommes l� n�avaient pas
souffert des maux de la faim�
Roland Mornet Notas : (1) - Cela n�est pas pr�cis�. Il pourrait aussi s�agir de � graviers �, ceux qui p�chaient et faisaient s�cher la morue sur les gr�ves du � French Shore � � Terre-Neuve, mais je ne crois pas, ils n��taient plus tr�s nombreux � cette �poque. (2) - Cette portion journali�re me para�t tellement congrue qu�elle me parait� incongrue� (3) - On ne les appellera Administrateurs de la Marine que fin 1902. (4) � Soixante-dix hommes (23 + 47) sur un bateau de 98 tonneaux ! L� encore, ces hommes ne devaient pas �tre tr�s � l�aise. M�me en ce temps-l�, comment pouvait-on tol�rer de pareilles choses ? A noter que si le � Victor-Eug�ne avait connu le m�me sort que la go�lette paimpolaise, c�est 233 hommes qui auraient p�ri ! Nda : Il ne faut pas remonter jusqu�au radeau de � La M�duse � pour retrouver d�autres cas d�anthropophagie dans la Marine. Sans �tre fr�quents, il y en eut plusieurs cependant et, j�ai m�me le cas d�un capitaine � Grec � (peut-�tre un parent de Jean-Paul !) qui, en 1901, r�fugi� avec une partie de son �quipage dans une embarcation de sauvetage apr�s le naufrage de leur b�timent, mang�rent le corps d�un matelot anglais et celui du cuisinier (lequel �tait breton)� Ils furent sauv�s in-extremis. Le pauvre homme (le capitaine � grec �) en resta � tout dr�le � pour la suite de son existence�
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