P�che
� la langouste verte
A V A N T
- P R O P O S
Dans ma jeunesse, j�ai �t� amen� � faire pendant trois mois
une campagne de p�che � la langouste sur les c�tes de Mauritanie avec un
bateau de Douarnenez.
Cela n�avait rien d�une exp�dition ni d�une prouesse, aussi
n�avais-je aucune raison d�en parler et encore moins de la relater par �crit.
Aujourd�hui, les ann�es ayant pass� et ma vie s��tant d�roul�e dans des
directions n�ayant rien � voir avec la marine en g�n�ral et la p�che en
particulier, je constate avec surprise que lorsque j��voque cet �pisode de
mon existence, mes auditeurs sont int�ress�s et que, ce qui me paraissait
banal, prend avec le temps allure de document sur la vie et le travail des p�cheurs
bretons il y a 55 ans. Les cinquante derni�res ann�es ont vu de tels
bouleversements dans les modes de vie et les conditions de travail, ainsi que de
tels progr�s dans les mat�riels, que mes souvenirs semblent un t�moignage sur
une �poque r�volue bien que pas tellement lointaine.
C�est pourquoi je pense faire �uvre susceptible d��tre utile un
jour en consignant par �crit ma tr�s modeste exp�rience. Conserv�e dans des
archives, elle rendra peut-�tre service, dans quelques centaines d�ann�es,
� un �rudit faisant une th�se sur la vie quotidienne des marins-p�cheurs
bretons au d�but du 20�me si�cle.
O
R I G I N E D U
V O Y A G E
Au printemps de 1933, je venais d�avoir 17 ans et avais trois grands
mois de cong�s devant moi.
Il se trouve qu�un ami de ma famille, Monsieur Jean Raffenel, �tait,
sinon l�un des fondateurs, tout au moins un des animateurs de l��uvre des
�� Abris du Marin ��. De ce fait il entretenait des relations d�amiti�
avec un grand nombre de patrons-p�cheurs dans toute
la Bretagne
et � Douarnenez en particulier. C�est lui qui, connaissant mon go�t pour la
mer, sugg�ra que pour occuper intelligemment mes vacances j�aille faire une
campagne de p�che en Mauritanie.
Il m�avait primitivement trouv� un embarquement sur un bateau devant
revenir en juin d�une premi�re campagne sur les c�tes d�Afrique. C��tait
la �� Fauvette ��, ancienne go�llette de Terre-Neuve (ou d�Islande),
non dot�e de moteur et ayant conserv� son gr�ement d�origine. Quand
j�arrivais � Douarnenez vers le 20 juin avec Monsieur Raffenel, la ��
Fauvette �� n��tait toujours pas arriv�e et m�me une certaine inqui�tude
commen�ait � se manifester sur ce retard anormal. De toutes fa�ons m�me si
elle arrivait dans les prochains jours, elle ne pourrait repartir avant deux ou
trois semaines pour une nouvelle campagne. Ce serait alors trop tard pour moi
qui devait imp�rativement �tre revenu d�but octobre pour la rentr�e
scolaire.
Aussi Monsieur Raffenel chercha une solution de rechange et me trouva un
embarquement sur la �� Belle Bretagne ��, bateau tout neuf sur le point
d�appareiller pour sa premi�re campagne. Il me pr�senta au Patron Baptiste
Fiacre (il para�t qu�il se nommait Jean Baptiste mais personne ne
l�appelait ainsi) qui me conduisit � l�Inscription Maritime o� je fus
rajout� sur le r�le d��quipage en qualit� de �� novice �� et o�
l�on m��tablit un Livret Maritime provisoire.
Puis il me fit la liste de ce que je devais prendre comme v�tements et
�quipements. C��tait assez r�duit puisque la r�gion o� nous allions
n�imposait pas de nombreux v�tements lourds et chauds. Il suffisait de deux
tenues ( vareuses et pantalons ) en toile rouge, d�un bon chandail, de tricots
de corps et cale�ons molletonn�s, d�une paire de bottes et d�un cir�.
Quant � la �� Fauvette ��, elle ne rentra � Douarnenez que dans
le courant de juillet. Elle avait eu des avaries de mat�riel et des calmes. Apr�s
ce premier voyage malheureux, elle en fit un deuxi�me qui ne fut pas non plus
un succ�s et � la suite duquel ses armateurs la d�sarm�rent ou lui donn�rent
une autre utilisation, ayant compris qu�elle n��tait pas adapt�e � ce
genre de p�che.
L E
B A T E A U
La �� Belle Bretagne �� �tait un dund�e langoustier mauritanien
construit au d�but de 1933 par les chantiers Keraudrun � Camaret pour le
compte d�un syndicat de co-propri�taires comprenant des patrons-p�cheurs et
des commer�ants douarnenistes. Je crois que la famille Fiacre poss�dait la
majorit� des parts de ce syndicat et que, � la fin de sa carri�re, Baptiste
Fiacre en poss�dait la totalit�.
Elle mesurait
26 m�tres
de long pour
8 m�tres
de large avec un tirant d�eau de
4 m�tres
et jaugeait 130 tonneaux. Elle �tait dot�e, ce qui n��tait pas le cas �
l��poque de tous les mauritaniens, d�un moteur semi-diesel d�une marque
allemande dont j�ai oubli� le nom, d�une puissance de 130 chevaux. Ce
semi-diesel exigeait pour son d�marrage que l�on chauffe avec une lampe �
souder deux coupoles situ�es au sommet de chacun des deux cylindres verticaux.
C��tait seulement lorsqu�elles �taient port�es au rouge que l�on
pouvait actionner le d�marreur. Ces op�rations exigeaient au moins 10 � 15
minutes et excluaient donc tout appareillage en catastrophe.
Comme sur tous les dund�es la voilure comprenait :
-
Une grand�voile avec corne et gui, prolong�e
par un fl�che.
-
Un tape-cul assez grand avec corne et gui, plus
son fl�che.
-
Une trinquette.
-
Un jeu de focs de diff�rentes tailles avec en
particulier un foc-ballon qui pouvait se porter d�bord� par un tangon pour les
allures portantes, un foc de route et un foc-temp�te.
La
caract�ristique des langoustiers �tait de poss�der un vaste vivier constitu�
par une grande partie du fond du bateau depuis les bord�es jusqu�au plancher
des am�nagements. Ce vivier �tait perc� de multiples ouvertures pour
permettre � l�eau de s�y renouveler en permanence. On y acc�dait par deux
puits de section carr�e d�un m�tre de c�t� qui traversait la partie
habitable du bateau. L�un se situait � l�arri�re du grand m�t, l�autre
devant le m�t d�artimon. L�int�rieur de ce vivier �tait garni de sortes
d��tag�res en bois destin�es � donner des supports aux langoustes. Il
pouvait contenir 12 000 kgs soit environ 30 000 langoustes.
Les am�nagements
se pr�sentaient ainsi, de l�arri�re vers l�avant :
-
Les poulaines : C��tait deux simples trous
en plein air perc�s dans le tableau arri�re surmontant la mer. A d�faut
d�intimit� elles offraient l�avantage de la simplicit� et de la
convivialit�. Par mer form�e leur entretien �tait assur� automatiquement.
-
Derri�re
le m�t d�artimon et la roue du gouvernail une descente avec capot donnait acc�s
� la chambre arri�re qui comprenait quatre alv�oles, genre lit-clos sans
porte, formant chacune une couchette, plus une table fixe et quelques armoires
et �tag�res o� le patron rangeait les papiers du bord, les cartes, livres et
documents de navigation. Cette chambre �tait garnie sur tout son pourtour de
coffres formant �galement banquettes. Les quatre alv�oles-couchettes �taient
normalement affect�es au patron et aux plus anciens de l��quipage. Pour moi,
l�un d�eux avait c�d� sa place.
-
Une porte � l�avant de cette chambre donnait
acc�s � la chambre du moteur que l�on pouvait traverser par une passerelle.
Cette chambre avait donc une cloison commune avec la chambre arri�re qui, bien
qu��tant la cabine noble, b�n�ficiait en priorit� du bruit du moteur. Cela
n��tait que peu g�nant d�abord parce que l�on �tait jeune et, ensuite,
parce qu�apr�s quelques heures de fonctionnement on n�y pr�tait plus
attention.
La passerelle
qui traversait la chambre-moteur aboutissait vers l�avant � une porte donnant
acc�s � la grande chambre centrale.
-
Cette grande chambre centrale, large de la plus
grande largeur du bateau, c�est � dire
8 m�tres
, �tait meubl�e d�une grande table entour�e de bancs, le tout solidement
fix� au plancher, et ses c�t�s �taient am�nag�s en une douzaine de grands
casiers. Chaque homme d��quipage avait le sien dans lequel il entreposait son
stock personnel de filets. Les casiers non affect�s recevaient du mat�riel de
bord tel que filins, voile de rechange, mouillage suppl�mentaire, etc�La
partie arri�re de la chambre mitoyenne de la chambre-moteur, �tait pourvue de
grands r�servoirs m�talliques contenant l�eau, le gas-oil et le vin. Cette
vaste pi�ce �tait le lieu de r�union de l��quipage : C�est l� que
les repas se prenaient et que les hommes travaillaient � leurs filets ou a
autre chose quand il faisait trop mauvais sur le pont. Elle communiquait avec le
pont par une large �chelle et un grand panneau que l�on fermait que par tr�s
mauvais temps.
-
A l�avant et � b�bord de cette chambre, on
trouvait une coursive dont la paroi int�rieure �tait form�e d�une des
parois du puits avant du vivier.
Dans cette coursive se tenait le fourneau � mazout. C�est l� qu�officiait
le mousse, dans une quasi-obscurit�, sans beaucoup d�a�ration et dans les
relents des vapeurs de mazout. C��tait un endroit d�conseill� aux c�urs
sensibles et le pauvre mousse y passait des moments bien inconfortables.
-
Au bout de cette coursive-cuisine une porte
donnait sur le poste avant contenant une dizaine de couchettes superpos�es
destin�es aux hommes de l��quipage qui n�avaient pas leur place dans la
chambre arri�re. Les matelas �taient des paillasses personnelles dont la
paille �tait renouvel�e � chaque voyage.
-
A l�extr�me avant un puits � cha�nes recevait
le mouillage principal. L�ancre � jas �tait solidement saisie sur le pont �
c�t� du treuil.
-
Sur le pont on trouvait deux robustes canots �
moteur, non pont�s, destin�s � la p�che. La barre � roue derri�re
l�artimon n��tait prot�g�e par aucun habitacle.
-
Il n�y avait � bord ni radio r�ceptrice, ni
encore moins de radio �metteur ce qui fait que pendant les 2,3 ou 4 mois
d�une campagne, les marins �taient coup�s de toute nouvelle, sauf dans le
cas de rencontre avec d�autres bateaux sur les lieux de p�che ou d�une
escale �ventuelle.
La �� Belle
Bretagne �� �tait � l��poque le plus grand, le plus moderne, et le plus
beau des mauritaniens en service.
L� �
Q U I P A G E
L��quipage, compos� de 12 personnes sans me compter puisque je n��tais
qu�un passager, comprenait :
-
Le Patron
-
9 matelots
-
1 novice
-
1 mousse.
Le novice ne se diff�renciait des matelots que par son
�ge. Il n�avait que 17 ans ce qui lui permettait pas d�avoir la
qualification de �� matelot �� sur son livret matricule et sur le r�le
d��quipage alors que ses t�ches et ses obligations, notamment en ce qui
concernait la fourniture et l�entretien des filets, �taient les m�mes que
pour les autres hommes.
Tout l��quipage �tait originaire de l�agglom�ration douarneniste (
Douarnenez, Ploar�, Tr�boul ) � l�exception d�un �� �tranger ��
qui �tait de Camaret.
La moyenne d��ge devait
tourner autour de 27 ou 28 ans, le plus �g� ayant 40 ans et le plus jeune,
sans compter le Novice et le Mousse, 18 ans. Cette moyenne d��ge assez basse
s�explique quand on se repr�sente que la p�che pratiqu�e, bien que moins p�nible
que celle de la morue dans les brumes de Terre-Neuve ou d�Islande, n��tait
pas saisonni�re et se pratiquait donc toute l�ann�e, les bateaux ne restant
au port que 15 jours environ entre deux campagnes. Et ces deux semaines n��taient
m�me pas des cong�s puisqu�apr�s l�arriv�e, les langoustes ayant �t�
vendues et d�charg�es, les hommes b�n�ficiaient seulement de deux ou trois
jours de repos complet apr�s lesquels ils
revenaient tous les jours
ouvrables � bord pour effectuer les travaux de remise en �tat et d�entretien
du bateau. Tous les marins ayant d�but� comme mousse � 13 ans, on con�oit
qu�apr�s vingt ans de ce r�gime ils �prouvaient le d�sir et la n�cessit�
de changer de mode de vie en embarquant pour des p�ches hauturi�res ou c�ti�res
moins astreignantes. D�autant plus que leurs organismes avaient p�ti du
travail rude assorti � une alimentation mal �quilibr�e dans un temps o�
n�existaient ni glaci�res performantes ni chambre froide. De plus, le
recrutement de l��quipage �tait laiss� � la seule initiative du Patron et
celui ci devait avoir le l�gitime d�sir de n�embarquer que des hommes en
pleine possession de leur m�tier et de leur vigueur. Le choix lui �tait
d�autant plus facile que, la p�che � la langouste en Mauritanie �tant
consid�r�e comme pratiqu�e par l�aristocratie de la profession, les
postulants ne lui manquaient pas.
L�un des marins, Joseph ( dit Jep ) Hasco�t poss�dant un brevet de m�canicien
�tait charg� ( en plus des t�ches qu�il assumait comme tous les autres ) de
la conduite et de l�entretien du moteur principal et du contr�le de celui des
annexes. C��tait le neveu du Patron et le fils d�un patron hauturier r�put�.
V�ritable colosse et force de la nature, il devait devenir par la suite un
patron entreprenant et novateur, n�h�sitant pas � aller chercher la
langouste jusqu�au Br�sil quand les fonds mauritaniens et antillais se d�peupleraient.
Apr�s des ann�es de navigations p�rilleuses, il devait b�tement
trouver la mort dans la baie de Douarnenez en se noyant au cours d�une partie
de p�che.
Le mousse,
comme le bateau, en �tait � son premier voyage. C��tait un gar�on de 13
ans, assez menu et fr�le, fils de p�cheur, bien entendu. Ses t�ches
primordiales et exclusives �taient la cuisine et la propret� int�rieure des
am�nagements. Il ne participait ni aux man�uvres ni � la p�che. Sa r�compense
et plaisir �tait de monter
tenir la barre le matin pendant
le quart du Patron. Contrairement � la l�gende qui veut que le mousse soit le
souffre-douleur du bord, je n�ai jamais constat� qu�il ait �t� maltrait�
ni m�me rudoy�, bien que ses talents de cuisinier n�aient pas toujours �t�
�vidents ce qui � 13 ans n�avait rien d�anormal. Quand il atteindrait ses
16 ans, il deviendrait �� novice
��.
A bord la seule langue habituellement parl�e �tait le Breton. C��tait
uniquement par courtoisie envers moi que les marins s�exprimaient en fran�ais.
Ma
description de l��quipage serait incompl�te si je ne mentionnais pas la pr�sence
� bord de deux chiens, deux b�tards de petites tailles. L�un appartenait �
l�un des hommes qui l�emmenait sur tous les bateaux o� il embarquait.
L�autre un curieux m�lange de griffon noir, d��pagneul breton et de
ratier, n�appartenait � personne. C��tait un de ces vagabonds de la mer,
attach� � aucun � bord, mais embarquant au gr� de leur fantaisie sur les
bateaux en partance. Bobby, c��tait son nom, savait reconna�tre les
mauritaniens sur le d�part : Il avait son snobisme et n�embarquait que
sur ces bateaux. Apr�s une campagne il d�barquait sans s��tre attach� �
personne en particulier. On le rencontrait ensuite draguant dans les rues de
Douarnenez afin d�assurer la p�rennit� de ses races et ne r�pondait pas si
on l�appelait alors qu�il venait de vivre trois mois en intimit� avec vous.
L E
P A T R O N
Le Patron, Baptiste Fiacre, avait alors 33 ans et appartenait � une
vieille famille de patrons-p�cheurs langoustiers et thoniers. Son fr�re cadet,
Henri, commandait aussi un mauritanien, le �� Bijou Bihen �� et son
beau-fr�re �galement.
Il avait suivi la tradition familiale en embarquant comme mousse � 13
ans et, � part ses deux ans de service dans
la Marine Nationale
et l�ann�e qui lui avait �t� n�cessaire pour pr�parer et passer son
brevet de Patron de P�che, il n��tait jamais rest� � terre.
Le brevet de Patron de P�che donnait le droit de commander � partir de
24 ans des bateaux pratiquant la �� P�che au Large ��, c�est � dire
dans une zone assez �tendue en latitude mais assez limit�e en longitude. Pour
pouvoir commander sur toutes les mers du globe il fallait poss�der le brevet de
Capitaine de P�che qui n��tait pas n�cessaire pour
la Mauritanie. Par
contre, il �tait requis pour les Antilles et le Br�sil. Je pense que les
premiers Patrons Douarnenistes qui sont partis p�cher dans ces r�gions ne
devaient pas �tre tr�s en r�gle.
Rien ne distinguait le Patron, ni dans sa tenue, ni dans ses t�ches �
bord ( quart, p�che, man�uvre etc� ) des autres marins. Mais s�ajoutaient
pour lui toutes les responsabilit�s : Choix de l��quipage, navigation,
choix des lieux et des m�thodes de p�che etc� . Nul n�avait � bord une d�l�gation
totale ou partielle pour l�une quelconque de ces fonctions. Je pense que dans
le cas o� il se serait trouv� dans l�impossibilit� de les assurer
( maladie ou mort ), un des membres de l��quipage �tait pr�vu pour
le remplacer, mais n�avait pas la position officielle de �� Second ��
et n�avait aucun r�le particulier tant que le Patron �tait valide. Je n�ai
jamais su lequel des marins aurait �t�
�ventuellement appel� � occuper ce poste.
La personnalit� de Baptiste Fiacre m�a profond�ment marqu� pour
toute la suite de ma vie. Quand il m�est arriv� plus tard, dans ma vie
militaire ou dans mes activit�s civiles, d�avoir moi-m�me � commander, je
me suis toujours efforc�, avec plus ou moins de succ�s, de m�en inspirer.
Dans l�exercice de son autorit� rien n��tait ext�rieur. Sous des dehors
effac�s et presque timides, il savait clairement donner ses ordres et veiller
� leur ex�cution. En trois mois, je n�ai jamais entendu venant de lui aucun
�clat de voix ni aucune �� gueulante �� et dieu sait pourtant que la
langue bretonne s�y pr�te particuli�rement.
Il est vrai que sa t�che �tait sans doute facilit�e par la parfaite
connaissance de son travail par chaque membre de l��quipage et, �galement,
parce que toute l�organisation journali�re ( rythme des quarts, r�partition
des tours de filets de p�che etc� ) �tait r�gie par des coutumes anciennes
et indiscut�es.
Quoi qu�il en soit, je doute que tout se pass�t aussi bien et dans un
tel climat � bord de tous les bateaux.
Ce qui m�a �galement beaucoup frapp� au cours de mes conversations
avec Baptiste Fiacre c�est que cet homme qui n��tait que quelques semaines
par an � terre et que j�ai rarement vu lire ( et je rappelle qu�il n�y
avait aucun r�cepteur radio � bord) ne vivait pas confin� dans son univers de
navigation et de p�che, mais �tait au courant de tout ce qui se passait en
France et dans le monde. Je n�ai jamais compris, et je ne comprends toujours
pas, o� et quand il emmagasinait toutes ses connaissances.
V O Y A G E
A L L E R E T
N A V I G A T I O
N
Nous sommes partis de Douarnenez le 1er juillet 1933 en fin de
matin�e. Les jours pr�c�dents, chacun avait embarqu�, en venant au port avec
une charrette � bras, ses affaires personnelles, ses filets, une paillasse
neuve etc�.
Le matin du d�part la ( il
serait plus exact de dire �� les ��) traditionnelle tourn�e d�adieux
avait �t� prise dans les caf�s du quai ce qui avait eu pour r�sultat de
mettre presque tout le monde dans un �tat de saturation qui se manifesterait
bient�t dans les premi�res heures de navigation par des rejets fr�quents �
la mer.
D�s la
sortie de la baie de Douarnenez, au moteur et sous toute la voilure, nous avons
trouv� un bon vent avec de la mer. Moi, dont les plus lointaines navigations
avaient jusqu�alors consist� � aller de Loctudy aux Gl�nans, je trouvais
que la mer �tait forte et le vent violent. Je demandais donc na�vement au
Patron si cela �tait du gros temps et il me r�pondit, l�g�rement goguenard :
�� Jolie brise ��. Cela me laissa r�veur et un peu inquiet en imaginant
ce que serait un vrai coup de vent. Avec l�exp�rience qui m�est venue par
la suite, je pense qu�il y avait quand m�me un bon force 7. C��tait
d�ailleurs une force de vent qui convenait parfaitement � la bonne marche
d�un bateau lourd comme le n�tre.
D�s le premier soir, les quarts furent organis�s suivant un rituel
immuable. Le Patron prenait tous les jours le quart de 4 heures � 8 heures du
matin avec moi ( si je n�avais pas �t� l�, cela aurait �t� avec le mousse
). Les autres quarts se prenaient � deux : Le plus �g� avec le plus
jeune et ainsi de suite. Je ne me rappelle plus comment il �tait proc�d� pour
assurer la rotation permettant le d�calage des heures d�un jour sur
l�autre.
Apr�s avoir doubl� Armen par l�ext�rieur et stopp� le moteur, le
cap fut mis sur le cap Finisterre et la travers�e du Golfe de Gascogne se fit
agr�ablement par une belle brise permettant de naviguer au pr�s. J�appris
avec fiert� � tenir la barre : Pour tenir le plus pr�s serr� il fallait
tenir la chute du fl�che de misaine � la limite du faseyage.
Apr�s le cap Finisterre, le nouveau cap fut Sud-est quart sud ( on ne
parlait pas alors en degr�s ) et le vent �tant de secteur Nord, on disposa la
voilure en ciseaux gr�ce � un tangon fix� sur le m�t � tribord et on rempla�a
le foc de route et la trinquette par un grand foc-ballon. Celui-ci �tait
l�anc�tre du spinaker � cette diff�rence que son point d�amure n��tait
pas libre mais frapp� au m�me endroit que le point d�amure du foc normal.
Cette disposition de voilure gr�ce aux aliz�s de Nord-est, devait �tre
conserv� jusqu�� l�arriv�e sur les c�tes d�Afrique et permettait de
soutenir une vitesse r�guli�re de 6 � 6 n�uds.
La navigation �tait paisible, r�guli�re et sans fatigue. C��tait
pour tout le monde la partie agr�able du voyage. Les repas se prenaient �
heures fixes et �taient encore assez vari�s gr�ce aux vivres frais embarqu�s
au d�part : Du pain en grosses boules qui devaient rester mangeables
pendant une dizaine de jours, des pommes de terre en quantit�, du beurre et des
�ufs pendant plusieurs semaines. Le beurre ( tr�s sal� ) avait �t� charg�
dans des seaux hygi�niques ( neufs ! ) �maill�s et les �ufs avaient �t�
emmaillot�s individuellement dans du papier journal. Une dizaine de poulets
vivants avaient �t� cas�s au d�part dans des caisses � claires-voies sur le
pont et pass�rent � la casserole dans les deux premi�res semaines. Le dernier
f�t mang� le 14 juillet o� un d�jeuner de gala avec frites f�t la marque
des r�jouissances. Le vin, � raison d�un litre par homme et par jour �tait
tir� et distribu� par le mousse tous les jours � midi. La provision de tabac
� fumer et surtout � chiquer, avait �t� achet� sous douane et �tait
conserv�e par le Patron qui la distribuait � la demande. La chique �tait appr�ci�e
par une bonne partie des marins : Elle �tait entrepos�e, dans l�attente
de son utilisation, dans le fond de la casquette de toile ce qui provoquait en
cas de paquets de mer sur la t�te la formation de ruisseaux jaun�tres qui
coulaient sur la t�te de l�int�ress� qu�on entendait s�exclamer :
�� Gast ! Y a le jus-chique qui coule dans mes yeux ! ��
Quand le pain frais f�t termin� on passa aux biscuits de mer, durs
comme le granit breton et qu�il fallait faire tremper longuement dans l�eau
et passer au four avant d��tre consommables. Quand ces op�rations �taient
bien r�ussies, ce qui n��tait pas facile, on obtenait un r�sultat tr�s agr�able
au go�t.
La
navigation se faisait principalement � l�estime. Armen �tait
traditionnellement le point de d�part et le point d�arriv�e de tous les
voyages : Les marins ne disaient jamais : �� Quand on a quitt�
Douarnenez �� ou �� quand on reviendra � Douarnenez �� mais ��
quand on a quitt� Armen �� et �� Quand on verra Armen ��.
A la fin de
chaque quart le loch-bateau � h�lice mis � l�eau � Armen �tait relev� et
ses indications port�es sur le livre de bord. Tous les jours � midi le Patron
faisait une m�ridienne � l�aide d�un octant pour v�rifier l�estime en
latitude. Il n�y avait pas � bord de chronom�tre permettant de calculer une
longitude. Consol, Decca, sonar etc � n��taient pas encore invent�s.
Les journ�es �taient occup�es par les hommes par toutes sortes de
travaux collectifs tels que la peinture des canots ou la r�paration du mat�riel
de bord, ou personnels comme la pr�paration des filets, la fabrication de
casquettes dans des chutes de toile � voile ou la confection de bottes. En
effet, les bottes utilis�es par tous �taient faites de gros sabots en bois sur
lesquels �taient clou�s des morceaux de chambre � air de camion ou de toile
� voile huil�e. Cela permettait de rester en chausson dans ses bottes et c��tait
infiniment plus chaud, confortable et hygi�nique que toutes les bottes en
caoutchouc que l�on utilise aujourd�hui.
Il n�y eut au cours de ce voyage de descente aucun accident grave, si
ce n�est une rupture du gui de misaine : Vers le dixi�me jour, alors que
nous passions entre les Canaries, un fort coup de vent dans la nuit fit faire
une fausse man�uvre � l�homme de barre et la grand-voile empanna. Cela fit
comme une explosion � l�int�rieur du bateau. Tous les hommes se pr�cipit�rent
sur le pont et l�on constata que le gui �tait bris�, un de ses tron�ons �tant
venu buter dans la voile. Heureusement elle �tait neuve et ne s��tait pas d�chir�e.
Le bateau fut mis bout au vent, la misaine amen�e, le gui d�senvergu� et la
misaine renvoy�e. Le voyage se termina ainsi : Les performances au pr�s y
perdirent sans doute quelque peu et la voile d�form�e devrait aller se faire
retailler chez le voilier au retour.
Au bout de quinze jours de cette navigation, la c�te du Rio de Oro fut
en vue un matin au Sud de Villa-Cisneros. Le Patron d�cida d�aller mouiller
un peu plus au Sud, au large du cap Barbas, sur un fond d�une vingtaine de m�tres,
afin de pouvoir attaquer d�s le lendemain une premi�re journ�e de p�che.
La c�te ne ressemblait pas du tout au paysage saharien que je m��tais
repr�sent� : C��tait des falaises noir�tres battues par la mer et une
barre de vagues �tait visible par son �cume � quelques distances du rivage.
Le tout avait un aspect assez sinistre. Le mouillage �tait pris � 1 000 ou
1 500 m�tres
au large. La grosse houle venant de l�Ouest le rendait parfaitement
inconfortable, le bateau roulait bord sur bord comme un tonneau. Il arriva
qu�une nuit l�ancre chassa et l�on s�aper�ut que le bateau, pouss� par
la houle et le vent du large, �tait dross� vers la c�te. L�alerte fut g�n�rale :
Jep Hasco�t se pr�cipita sur le moteur pour le mettre en route, mais nous
avons vu que c��tait une op�ration qui demandait largement un quart
d�heure, largement le temps pour nous retrouver � la c�te.
Le reste de
l��quipage commen�ait � envoyer une voile, la trinquette, je pense.
Heureusement l�ancre finit par recrocher et le bateau fut stopp�, ce qui
laissa le temps de d�marrer le moteur. On releva alors l�ancre et l�on
repartit un peu au large pour remouiller avec un maillon de cha�ne suppl�mentaire.
Chaque point caract�ristique de la c�te poss�de �videmment un nom
officiel port� sur la carte, mais les marins avaient donn� � beaucoup de ces
lieux des noms bretons qu�ils devaient estimer plus faciles � retenir.
C�est ainsi que je me rappelle de �� Beg an doal �� ( le bout de la
table ), �� Kik marc�h ��, etc �.
L A
P � C H E
Une fois le bateau mouill� et les voiles amen�es et ferl�es, les pr�paratifs
� la p�che furent commenc�s. Cela consista d�abord � installer sur chaque
bord un long et fort tangon, �quip� de va-et-vient, afin d�amarrer les
canots tout en les tenant �loign�s de la coque de la �� Belle Bretagne
��. Ensuite, les deux canots furent mis � l�eau, chacun d�un bord, �
l�aide de palans frapp�s sur le grand m�t et sur le m�t de tape-cul. C��tait
une op�ration assez d�licate, surtout au moment du d�bordement, �tant donn�
le poids � manipuler. Je pense que chaque canot devait peser aux environs de 2
000 kgs.
Ensuite, chaque homme monta sur le pont un certain nombre de ses filets,
nombre d�termin� par le Patron, et l�on commen�a leur assemblage par s�ries,
appel�es fars. Un filet, tann� en brun et � larges mailles d�une dizaine de
centim�tres mesurait environ
25 m�tres
sur une largeur d�environ
1,60 m�tres
. Il �tait muni de li�ges d�un c�t� et de plomb de l�autre, de mani�re
telle qu�il soit entra�n� au fond et s�y tienne verticalement, puisque la
langouste verte, contrairement � la rose se p�che sur des fonds rocheux, pr�s
de la c�te et � faible profondeur ( quelques m�tres ).
A ce point de mon r�cit je me trouve confront� � un cas de conscience :
Je croyais avoir conserv� des souvenirs assez pr�cis, or � la lecture du Tome
II du livre �� Ar Vag, Voiles au travail en Bretagne-Atlantique �� je
constate que la partie traitant de la pr�paration de la p�che ( en particulier
le nombre de filets par marin ) telle qu�elle est d�crite par le Patron Henri
Fiacre ne correspond pas � ce dont je me souviens. Il est bien �vident que le
t�moignage d�un Patron r�put� ayant p�ch� la langouste pendant plusieurs
d�cennies a un autre poids que le mien, simple touriste n�ayant fait qu�une
campagne et touch� par les atteintes de l��ge. Ce qui est possible, c�est
que les m�thodes ont pu varier suivant les �poques et que, ce qui �tait vrai
dans l��t� 1933 ne l��tait peut-�tre pas quelques ann�es avant ou
quelques ann�es apr�s. Ces r�serves faites, je reprends mon r�cit d�apr�s
mes souvenirs.
Un far �tait compos� d�autant de filets qu�il y avait d�hommes
d��quipage, soit 11 dans notre cas. Pour qu�une �galit� parfaite soit
respect�e, les filets �tant plus ou moins expos� aux d�chirures suivant leur
place dans le far, il �tait proc�d� pour le montage suivant une ancienne
tradition : Dans le premier far compos�, le premier filet �tait celui de
l�homme le plus �g� du bord, le deuxi�me celui du deuxi�me en �ge et
ainsi de suite jusqu�au dernier filet qui �tait donc celui du plus jeune.
Pour le deuxi�me far on d�calait d�une place tous les filets : Le
premier filet se trouvait donc �tre celui du plus jeune, le deuxi�me celui du
plus vieux, et ainsi de suite. Chaque filet �tait muni � une de ses extr�mit�s
d�une petite plaquette de bois grav�e aux initiales de son propri�taire. A
l�une des extr�mit�s du far �tait attach�e une lourde pierre et �
l�autre extr�mit� �tait frapp� un orin avec un flotteur pour le rep�rage.
Dans le montage des fars on tenait compte �galement qu�il �tait n�cessaire
de mettre des filets neufs � chaque extr�mit� et des vieux filets dans la
partie centrale, car le remontage des filets apr�s la p�che se faisait �videmment
par une des extr�mit�s du far et qu�il fallait donc que cette partie soit la
plus r�sistante. Je crois me rappeler que pour le premier jour de p�che, le
Patron avait fait monter une vingtaine de fars.
La premi�re op�ration de p�che proprement dite consistait � embarquer
une dizaine de fars dans chaque canot. Pour ce faire, chaque canot, l�un de
chaque bord, �tait amen� � deux ou trois m�tres du bordage, la grosse houle
quasiment permanente ne permettait pas de les faire accoster, si ce n�est le
temps que deux hommes sautent rapidement � leur bord, entre deux vagues. Ces
deux hommes s�installaient au centre du canot, l�un en face de l�autre,
tandis que sur le pont de la �� Belle Bretagne ��, deux autres hommes
s�installaient �galement devant un tas de filets dispos�s en accord�on,
l�un c�t� li�ges, l�autre c�t� plombs. Ils passaient alors l�extr�mit�
du premier far � ceux des canots qui embarquaient tous les filets, brass�es
par brass�es, en les disposant aussi en accord�on dans le fond du canot. C��tait
une op�ration simple et peu fatigante mais longue puisqu�il faut se rappeler
que 11 fars repr�sentaient pr�s de
3 kilom�tres
de longueur.
Chaque canot avait un patron, Baptiste Fiacre �tant celui de l�un
d�eux.
Vers la fin
de l�apr�s-midi, les canots avec chacun trois hommes � bord partaient sur
les lieux de p�che indiqu�s par le Patron de la �� Belle Bretagne ��.
Le patron du canot �tait � la barre, les deux hommes aux filets. Le premier
jour ils allaient mouiller les filets � petite distance et n�avaient donc que
peu de temps de transit. Si le lendemain les r�sultats se r�v�laient m�diocres
ou nuls, ils iraient le soir poser les filets � des emplacements plus lointains
et pourraient ainsi, au bout de quelques jours, avoir � faire une heure, ou
deux heures ou plus de route. C�est seulement quand cette distance devenait
trop importante pour des r�sultats peu satisfaisants que le Patron d�cidait
d�appareiller pour un autre mouillage � 10, 20 ou 30 milles plus au Sud et
d�o� repartiraient les canots pour explorer une autre zone. Il est bien �vident
que l�appareillage du gros bateau �tant une op�ration longue et le trajet
faisant perdre une journ�e de p�che, le Patron attendait d��tre certain
qu�il n�y avait rien � p�cher avant de prendre la d�cision de changer de
mouillage.
Je crois que la tradition, reposant sur le r�gime g�n�ral des vents,
voulait que le premier mouillage soit pris au Nord, c�est � dire vers le Rio
de Oro, et qu�ensuite les mouillages suivants soient pris en descendant vers
le Sud, jusqu�au S�n�gal et m�me
la Gambie
dans certains cas extr�mes. Le choix des lieux de p�che relevait de la seule
appr�ciation du Patron. Entraient dans son choix l�exp�rience, le flair, le
hasard et la chance. Certains emplacements avaient pu se montrer excellents lors
de la campagne pr�c�dente et se r�v�ler d�sastreux dans la campagne en
cours. Il pouvait arriver qu�un patron heureux fasse son chargement complet
sur le premier mouillage qu�il choisissait.
Arriv� � l�emplacement d�sign� par le Patron, le canot se mettait
au ralentit et les deux marins, celui des li�ges et celui des plombs, jetaient
les filets � l�eau, brasse par brasse. Les filets �taient pos�s au plus pr�s
de la barre d�fendant le rivage, soit parall�lement au-dit rivage, soit
perpendiculairement. Quand tout �tait � l�eau, les canots regagnaient le
bord et le repas du soir �tait pris en commun.
Le lendemain
au lever du jour, ou m�me avant si la route � parcourir �tait longue, les
canots partaient relever les filets avec chacun quatre hommes � bord. Bien
entendu, les six hommes posant les filets et les huit les relevant se
renouvelaient par un syst�me de roulement dont j�ai oubli� le principe.
Le relevage �tait la partie d�licate de la p�che. Les filets, par
suite du mouvement de la mer et des gros poissons ( raies et requins ) qui �taient
venus s�y heurter et s�y prendre, s��taient compl�tement roul�s et emm�l�s.
De plus, ils avaient souvent croch� dans les rochers du fond et il s�agissait
alors de les remonter, sans trop les endommager, en essayant de les d�gager par
des man�uvres du canot et si cela ne donnait pas de r�sultat il fallait agir
en force. Dans les cas extr�mes on utilisait une chatte ( petit grappin )
pour les saisir de l�autre c�t� de l�obstacle. Normalement, un
homme � l��trave halait le filet, le d�barrassait des plus grosses pi�ces
( raies, requins etc�) qui auraient encombr� et surcharg� le canot et les
rejetait � la mer : Puis le filet �tait saisi par les deux hommes du
centre qui le vidaient �galement du restant des poissons inutiles faciles � d�gager
vite et le rangeaient du mieux qu�ils le pouvaient dans le fond du canot.
Quand tous
les fars avaient �t� relev�s le canot avait le franc-bord au ras de l�eau.
D�s le relevage des premiers filets on voyait si le coin choisi avait �t�
bon. S�il n�apparaissait qu�une langouste par-ci par-l� au milieu d�une
quantit� de poissons de toutes sortes, c��tait le signe de la m�diocrit�.
Si par contre, il y avait plusieurs langoustes par filet, c��tait
encourageant.
Suivant les difficult�s rencontr�es le relevage des filets pouvait
demander deux � quatre heures, auxquelles il fallait ajouter le temps de route
pour se rendre sur les lieux et regagner le bord. De sorte que, dans le meilleur
des cas, les canots ne rentraient pas avant la fin de la matin�e. Du plus loin
qu�ils le pouvaient leurs occupants annon�aient par geste et par cris le r�sultat
de leur p�che. Le pire �tant quand ils criaient �� Tra tout �� ( rien
du tout ).
A leur arriv�e,
les canots �taient amarr�s � leur tangon respectif et les filets transbord�s
sur la �� Belle Bretagne �� en les h�lant dans le sens de la longueur.
Alors commen�ait un travail ingrat : Au fur et � mesure de leur arriv�e
sur le pont, les filets r�duits � l��tat de gros saucissons o� les li�ges
et les plombs �taient enchev�tr�s emprisonnant des poissons de toutes sortes,
des langoustes, des algues et des cailloux, �taient vid�s de leur contenu. Les
poissons �taient rejet�s � la mer, sauf les quelques-uns que le mousse venait
choisir pour la cotriade du soir. Les langoustes �taient mises dans des paniers
carr�s en osier que l�on allait vider dans un des puits d�acc�s au vivier.
L�unit� de comptage pour appr�cier la p�che �tait le panier de 25 kilos
environ contenant une soixantaine de langoustes. Un marin notait le nombre de
paniers mis en vivier. Vingt paniers repr�sentaient une bonne p�che moyenne,
mais il arrivait de faire beaucoup plus ou beaucoup moins, ou m�me rien du
tout.
Le d�maillage des langoustes demandait un certain tour de main : La
langouste nageant � reculons saisit le filet par l�extr�mit� de sa queue
et, retournant la maille, forme un n�ud qui l�immobilise. Il fallait donc la
d�gager de ce paquet de fils et ensuite d�faire le n�ud en tirant sur le bon
fil, et sur lui seul. En tirant sur le mauvais fil on formait ce que l�on peut
� juste titre appeler �� un sac de n�uds �� inextricable. Le maniement
des filets emm�l�s devait se faire avec pr�cautions pour �viter de se piquer
avec les esp�ces d��pines venimeuses que les raies portent sous la queue et
qui, se d�tachant facilement du corps de l�animal, restaient prises dans les
mailles sans �tre tr�s visibles. Les
raies noires ( impropre � la consommation ) de toutes tailles, allant jusqu��
1,5 ou
2 m�tres
d�envergure, pullulaient dans les eaux o� nous p�chions et c��tait
certainement plusieurs centaines de kilos qui �taient rejet�s � la mer tous
les jours.
Les filets, vid�s et d�nou�s, �taient remis proprement � plat en
accord�on, li�ges d�un c�t�, plombs de l�autre, en proc�dant au
remplacement de ceux qui �taient trop d�chir�s par d�autres en bon �tat
fournis par les propri�taires des filets endommag�s. Un marin malchanceux
pouvait ainsi �tre amen� � fournir 10 ou 15 filets nouveaux dans une m�me
journ�e. Comme il �tait parti de Douarnenez avec une centaine de filets et
qu�il �tait exclus d�envisager qu�il ne puisse un jour faire face a ses
obligations, il devait d�sormais consacrer tous ses moments libres, prenant m�me
s�il le fallait sur son temps de sommeil, � ramender ses filets ab�m�s. On
rentrait l� dans un cercle vicieux : Plus la p�che �tait m�diocre et
plus elle durait, et plus elle durait plus on consommait de filets, �tant pr�cis�
qu�un coup de filets n�ayant ramen� aucune langouste pouvait d�chirer
autant de filets que celui qui avait r�alis� une p�che magnifique.
Les filets remis � plat et � neuf �taient alors transf�r�s � bord
des canots o� ils �taient rang�s pli�s en accord�on pr�ts � �tre remis
� l�eau.
Je rappelle
qu�� chacune des op�rations, il s�agissait de manipuler plusieurs kilom�tres
de filets.
C�est seulement lorsque les canots �taient charg�s, pr�ts �
repartir, que tout le monde allait d�jeuner. Ce pouvait �tre quatre heures de
l�apr�s-midi. Et ensuite le cycle reprenait : D�part des canots,
mouillage des filets etc�
Suivant les r�sultats de la p�che le matin, le Patron renvoyait les
canots aux m�mes emplacements ou en d�signait d�autres. Quand une zone avait
�t� explor�e pendant plusieurs jours sans grand succ�s et que la route �
parcourir par les canots devenait excessivement longue, on appareillait pour une
autre zone. Ce trajet s�effectuait g�n�ralement au moteur en gardant
les annexes � la tra�ne.
En allant ainsi de mouillage en mouillage, il fallut six semaines pour
remplir le vivier de ses 12 000 kgs de langoustes, sans dimanches, ni jours f�ri�s.
C��tait une honn�te moyenne, certains bateaux mettant plus de deux mois pour
faire leur p�che et, � l�inverse, on citait le cas d�Henri Fiacre, le fr�re
de mon Patron, qui venait de faire sur son �� Bijou Bihen �� une
campagne expresse n�ayant dur� que six semaines : Deux semaines pour
descendre, une semaine de p�che, et trois semaines pour rentrer.
V
I E S U R
P L A C E
En arrivant sur un lieu de mouillage il nous est arriv� deux ou trois
fois de trouver des mauritaniens douarnenistes d�j� � l�ancre. C��taient
des bateaux en p�che depuis plus longtemps que nous. Nous faisions route � les
longer plusieurs fois et les nouvelles s��changeaient d�un bord �
l�autre. Les marins de la �� Belle Bretagne �� ayant quitt�
Douarnenez plus tardivement mettaient les autres au courant des derniers �v�nements
familiaux ou locaux. Les Patrons se donnaient des renseignements sur la p�che (
je crois qu�ils jouaient franc-jeu ) et si le coin n��tait pas bon nous
continuions notre route. Par contre, s�il �tait bon, nous mouillions �galement
� quelques encablures. Et le soir un des �quipages venait � bord de
l�autre. Il s�ensuivait une soir�e anim�e, arros�e par le lambic sorti de
la r�serve par le Patron et accompagn�e de chants divers. Je me rappelle
vaguement un de ces chants qui �tait pour ainsi dire l�hymne des
mauritaniens. Voici un couplet dont je me souviens :
Avant de quitter pour toujours
Dakar et ses
charmants s�jours
Buvons
ensemble un coup de vin
Et chantons
ce gai refrain :
Car c�est
demain
Que nous
partons pleins d�esp�rances
Revoir enfin
Les doux
rivages de
la France
Car le pays
natal
�a vaut bien
mieux que l�S�n�gal.
Chanson d�un auteur inconnu qui avait le m�rite de
l�ing�nuit� � d�faut de celui de l�exactitude car la p�che se
pratiquait qu�exceptionnellement au S�n�gal, et que pour la plupart des
chanteurs il n��tait pas question de quitter l�Afrique avant de nombreuses
ann�es.
Apr�s quelques heures de franches lipp�es et dans un �tat d��bri�t�
assez avanc�e pour certains, l��quipage visiteur regagnait son bord. Il faut
bien se mettre � l�esprit qu�en trois mois de campagne deux � trois soir�es
comme celle-ci �taient les seules distractions que les marins s�octroyaient.
A l�inverse, il arrivait que des bateaux arrivants viennent tourner
autour de notre mouillage pour apporter les derni�res nouvelles de Douarnenez (
qui dataient, au mieux de deux ou trois semaines ) et se renseigner sur la p�che.
J�ai vu arriver un jour ��
La Fauvette
��, la go�lette sur laquelle j�aurais d� partir. Elle �tait �videmment
sous voile, ne poss�dant pas de moteur, et le spectacle qu�elle nous donna en
effectuant un ballet autour de nous �tait magnifique. Ce n��tait sans doute
pas le bateau id�al pour la p�che � la langouste mais c��tait en revanche
un bien joli voilier.
En principe, aucune escale n��tait n�cessaire et bien des campagnes
se terminaient sans qu�il ait �t� utile de rel�cher dans un port, le
ravitaillement en vivres, en eau et en gas-oil �tant suffisant pour plusieurs
mois. D�autant plus qu�en ce qui concerne les vivres et depuis que la p�che
avait commenc�, les poissons et les langoustes constituaient la majeure partie
de l�alimentation. Pour ma part, je mangeais tous les jours des queues de
langoustes cuites � l�eau, d�coup�es en rondelles et accompagn�es de
vinaigrette et de pommes de terre. Je ne me suis jamais lass� de ce menu auquel
il m�arrive de penser avec nostalgie. Quant aux marins, ils �taient tellement
satur�s de langoustes depuis leur plus jeune �ge, qu�ils n�en mangeaient
presque pas.
Le moteur d�un des canots ayant eu je ne sais quelle panne impossible
� r�parer avec les moyens du bord, il fut n�cessaire de rallier un port
offrant quelques ressources m�caniques. Le plus proche de notre mouillage �tait
Port-�tienne. Ce n��tait certes pas un centre tr�s important mais on
pouvait y trouver des ateliers, ne serait-ce qu�� la base d�aviation,
escale capitale sur la ligne a�rienne Toulouse-Dakar, route tr�s fr�quent�e
� l��poque : Nous �tions en plein dans l��pop�e des hommes de la
�� ligne ��, les Daurat, Mermoz, Saint-Exup�ry etc �
Nous avons donc perdu trois jours de p�che : Un pour rallier Port-�tienne
tout au fond de la baie du L�vrier, un autre pour r�parer et un troisi�me
pour aller reprendre un autre mouillage de p�che.
Devant Port-�tienne, nous avons mouill� en rade, aucune installation
d�accostage n�existant. Port-�tienne n��tait qu�une petite agglom�ration
aux maisons en banco et aux campements de maures et de touaregs voil�s de bleu.
Ce port avait connu
une certaine activit� dans les
ann�es 1920 quand une soci�t� y avait install� une p�cherie industrielle
pour profiter de l�exceptionnelle zone poissonneuse constitu�e par la baie
d�Arguin. Mais cette p�cherie n�avait pas connu la r�ussite et il n�en
restait que des hectares de b�tis en bois qui avaient �t� destin�s au s�chage
des poissons. La base a�rienne restait donc la seule entreprise active de cette
r�gion. Il y avait quand m�me un bureau de poste et c��tait l� que le
courrier pouvait �tre adress� aux �quipages mauritaniens, mais il n�y en
avait jamais beaucoup puisqu�il �tait fr�quent que les langoustiers ne
viennent pas rel�cher � Port-�tienne. Les familles le savaient et jugeaient
donc inutile d��crire des lettres qui ne seraient probablement jamais re�ues.
Pendant qu�un m�canicien r�parait le moteur, je me promenais dans la
�� ville �� avec le mousse, mais j�en eus vite �puis� toutes les
curiosit�s, le d�sert, le vrai, avec du sable et des dunes, l�entourant de
trois c�t�s. Les marins qui n�avaient pas amen� le canot n��prouvaient
pas l�envie de descendre � terre, pr�f�rant rester � bord pour travailler
sur leurs filets.
Le moteur du canot remis en �tat, nous regagn�mes un autre lieu de p�che
et la vie habituelle repris son cours.
Tous les jours il fallait proc�der � l�extraction hors du vivier des
langoustes mortes. Il arrivait en effet qu�un certain nombre de langoustes
meurent, soit qu�elles aient �t� bless�es lors de leur capture, soit
qu�elles n�aient pas trouv� assez de nourriture et d�oxyg�ne quand le
bateau ne s��tait pas suffisamment d�plac� pour assurer le renouvellement
de l�eau dans laquelle elles puisaient les �l�ments de leur subsistance.
Pour ce faire, un homme s�installait � l�entr�e d�un des puits d�acc�s
au vivier et, arm� d�une longue perche munie � son extr�mit� d�une sorte
de haveneau horizontal, il explorait le fond et ramenait les langoustes qui, une
fois mortes, y �taient tomb�es. Il ne remontait le plus souvent que des
carapaces vides, l�int�rieur ayant �t� mang� par leurs cong�n�res.
V
O Y A G E
D E
R E T O U R
Apr�s six semaines de p�che le vivier �tait plein et l�on pouvait
prendre le chemin du retour. Les canots furent remont�s � bord et l�on
appareilla sous voiles et moteur � un cap Nord-Nord-Ouest.
La navigation se passa sans histoire au d�but gr�ce � une belle brise
fournie par l�aliz� de Nord-Est. Le bateau portait toute sa toile et, avec
l�appui du moteur, on pouvait faire un bon pr�s serr� avec juste une petite
g�te raisonnable. Cela dura trois ou quatre jours, puis une nuit tout le monde
fut r�veill� par un silence soudain : Le moteur s��tait arr�t�. Tous
les efforts du pr�pos� m�canicien demeurant infructueux, la route f�t
continu�e sous voiles seules.
Au matin, le m�canicien et le Patron proc�d�rent � l�ouverture des
cylindres et constat�rent qu�un des pistons �tait gripp� et la chemise du
cylindre endommag�e. N�ayant � bord ni le personnel qualifi� ni les pi�ces
n�cessaires pour une r�paration, le moteur fut mis hors service pour tout le
reste du voyage.
L�explication de la panne �tait
simple et provenait d�une erreur de montage : Le r�servoir de l�huile
assurant par gravitation la lubrification du moteur �tait situ� en �l�vation
sur une paroi de la chambre-moteur. Le trac� de la canalisation le reliant au
moteur avait �t� mal dessin� ou mal ex�cut� de sorte qu�� un certain
degr� de g�te il se cr�ait un point bas emp�chant l��coulement normal de
l�huile. Dans la nuit de la panne,
la brise avait forci et le
bateau avait navigu� sous une forte g�te. Quelle que soit la cause, il ne
restait qu�� regagner Douarnenez � la voile.
Si la brise tenait ce n��tait pas tr�s grave, le voyage serait juste
prolong� de quelques jours. Malheureusement elle ne tint pas. Apr�s un ou deux
jours de route correcte et � la latitude situ�e entre les Canaries et les A�ores,
la brise mollit jusqu�� dispara�tre compl�tement. Ce fut le calme plat
complet, l�eau lisse comme un miroir, ce qui ne supprimait pas pour autant
l��norme longue houle de l�Atlantique malmenant tout le gr�ement : On
avait beau saisir avec des cordages tout ce qui pouvait bouger ( gui, espars
divers, canots, ancres, etc.. ) et souquer � mort les amarrages, en quelques
heures le jeu revenait et tout �tait � recommencer. Toute la voilure avait �t�
amen�e, � l�exception de la grand�voile pour pouvoir capter la plus petite
ris�e �ventuelle.
Ces calmes n�auraient eu pour effet que de prolonger la dur�e du
voyage, le malheur n�aurait pas �t� grand. Ce qu�il y avait de plus grave,
c�est que le bateau �tait immobile, l�eau ne se renouvelait pas dans le
vivier et que les langoustes mourraient par milliers. Douze mille, soit le tiers
du chargement disparurent ainsi dans ces jours de calme plat.
Apr�s une dizaine de jours de bouchonnage dans la houle, sous un soleil
de plomb et dans le bruit lancinant du raguage
et des grincements du gr�ement, la situation devenait inqui�tante,
toute la p�che risquant d��tre perdue. Le Patron d�cida alors de mettre �
l�eau les canots qui prendraient la �� Belle Bretagne �� en remorque
pour assurer un certain mouvement � l�eau du vivier. Tout l��quipage se
mit � pr�parer la man�uvre et, alors que tout �tait pr�t, une l�g�re
brise se leva et, en quelques heures, s��tablit et atteint une force
convenable. Dans l�all�gresse g�n�rale, toute la voilure fut envoy�e et la
route du Nord put �tre reprise, tribord amures au pr�s. Pendant une dizaine de
jours la navigation fut facile, mais l�absence de gui sur la misaine rendait m�diocre
l�allure du pr�s ce qui nous emp�cha de faire route directe sur
la Bretagne
et nous amena � l�Ouest des Sorlingues. Nous p�mes alors virer de bord et
prendre un cap Sud-Est qui nous permit un matin au petit jour de reconna�tre le
phare de l��le Vierge. L� ne restait plus qu�� embouquer le chenal du
Four, par un joli coup de vent, et apr�s avoir doubl�
la Pointe Saint-Mathieu
et le cap de
La Ch�vre
, nous arrivions � Douarnenez au d�but de la nuit. Toute la journ�e avait �t�
occup�e par l��quipage � faire une mise en ordre du bateau, � se raser, �
mettre des v�tements propres et � pr�parer les sacs et les affaires
personnelles pour le d�barquement.
Une fois arriv� dans la baie, il n��tait pas question d�aller �
quai ou de mouiller sur ancre : Il fallait que le bateau continue � se d�placer
pour maintenir en vie les langoustes. C�est pourquoi les canots ne furent mis
� l�eau que le lendemain matin et que tout l��quipage, � part trois
hommes de man�uvre, descendit alors � terre.
Le Patron occupa sa journ�e � n�gocier avec les mareyeurs la vente de
sa cargaison. Il la vendit finalement au prix de 12 francs ( de l��poque ) le
kilo. Le d�chargement fut pr�vu pour le lendemain. Jusque l�, la �� Belle
Bretagne �� sous petite voilure continuerait � faire des ronds dans la
baie.
Pour le d�chargement le bateau fut amen� � mar�e haute � un quai ass�chant
et � la mar�e basse il �choua et le vivier se vida de son eau. Des hommes y
descendirent et le vid�rent de ses langoustes � l�aide de paniers. Sur le
quai, les paniers �taient pes�s sur la balance du mareyeur sous son contr�le
et celui du Patron. Ce d�chargement fut fait en quelques heures et quand le
bateau flotta de nouveau il fut remorqu� au Porz-Ru sous le pont de Tr�boul.
C�est seulement � ce moment que tout l��quipage put descendre � terre et
rejoindre son foyer.
Le jour suivant, le Patron ayant re�u, en esp�ces, le prix de la vente,
tout l��quipage se retrouva dans l�arri�re-salle d�un caf� du port et
il proc�da au partage suivant des r�gles non �crites, mais connues et accept�es
de tous. L�argent �tait r�parti en un certain nombre de parts :
Quelques-unes �taient attribu�es au bateau pour les r�parations,
l�entretien, l�armement et l�approvisionnement pour la prochaine campagne ;
d�autres allaient aux propri�taires du bateau et, ensuite, le Patron recevait
une part et demie, chaque homme d��quipage une part et le mousse une
demie-part. Pour autant que mes souvenirs soient exacts, la part fut pour cette
campagne d�environ 5 000 francs. C��tait un r�sultat moyen, pour ne pas
dire m�diocre. Si le tiers de la p�che n�avait pas �t� perdu dans le calme
des A�ores, la part aurait �t� �videmment de 50% plus �lev�e, mais n�anmoins
le r�sultat aurait pu �tre pire si la �� Belle Bretagne �� n�avait
pas poss�d� un vivier de tr�s grande capacit�, plus importante que celle de
tous les autres langoustiers alors en service. Par ailleurs, il est �vident
qu�avec ce code de r�partition, plus une campagne �tait courte, meilleur �tait
le profit.
Apr�s cette distribution, les hommes se s�par�rent et rentr�rent dans
leurs familles respectives pour prendre trois ou quatre jours de cong�. Ce
seraient leurs seules vacances. Ensuite, tous les marins retenus pour le voyage
suivant, et �ventuellement les nouveaux engag�s, se rendraient tous les jours
au bateau, sauf le dimanche, pour proc�der au car�nage, aux r�parations et �
la remise en �tat g�n�ral. Et apr�s deux ou trois semaines de ce r�gime,
tout le monde repartirait pour une nouvelle campagne.
� P
I L O G U E
Ces quelques mois pass�s en partageant la vie de ces hommes simples,
courageux, accueillants et ne se plaignant jamais, m�ont profond�ment marqu�
et, 55 ans plus tard, il m�arrive encore parfois d�avoir un souvenir pour
ceux dont les visages se sont grav�s en moi.
Tous aimaient leur m�tier et assuraient qu�ils n�auraient jamais pu
travailler � terre avec des horaires pr�cis rythm�s par la sir�ne des
usines. Ils avaient � bord une sensation de libert� alors m�me qu�ils �taient
r�gis par des r�gles coutumi�res bien plus strictes que tout r�glement
d�entreprise et que leurs horaires, sans aucun jour de repos, �taient plus de
deux fois plus charg� que celui d�un ouvrier d�usine.
Dans les ann�es
1970, de passage � Douarnenez, je revis le Patron Baptiste Fiacre pour la premi�re
fois depuis 1933. L�un des regrets de ma vie sera de n�avoir pas enregistr�
cette entrevue au magn�tophone et de ne pas poss�der les talents d�un
conteur pour transmettre avec v�racit� et �motion tout ce qu�il m�a alors
racont� : Comment, vers 1942, alors qu�il continuait la p�che en
Mauritanie, il fut arraisonn� au large du Maroc par les Anglais, emmen� �
Gibraltar et de l� rapatri� avec son �quipage, comment, apr�s la fin des
hostilit�s, il partit � la recherche de son bateau, le retrouva dans le port
de Plymouth transform� en ponton-treuil pour ballon captif, comment apr�s des
mois de d�marches en Angleterre il finit par r�cup�rer son bien et le ramena
en Bretagne, comment il le r�arma et repartit faire campagne en Mauritanie
pendant encore vingt ans, comment, l�Administration des Affaires Maritimes ne
voulant pas renouveler le permis de navigation, il fut contraint de vendre le
bateau, et comment, enfin, il le vit partir un jour, les larmes aux yeux, en
remorque d�un canot pour le fond de la baie o� il serait transform� en bois
de chauffage du c�t� de Sainte-Anne-la-Palud (Pors Ar Vag 16 ao�t 1960).
C��tait en quelques mots
simples l�histoire d�un amour de quarante ans entre un homme et un bateau.
R�cit
de Monsieur DOMENECH de CELLES
Ami
de l�A.C.P.F.
